Mai68 aussi loin que possible,
monologue pour trois voix, préface de Joël Jouanneau, éditions Les Cygnes, septembre 2020

Collection : Théâtre contemporain

Parution : 22.07.2020

ISBN : 978-2-36944-342-1

60 pages

Préface de Joël Jouanneau

Préface

Ce pourrait être l’histoire d’un seul, celui qui nous dit JE au présent du verbe de ce 10 Mai 68 où de retour d’Allemagne le petit soldat qu’il est bourlinguant dans Paris surprend sa main qui dépave et ce seul qui nous parle alors deviendrait foule.

Ce pourrait être la possible cavale d’un Tintin en colère, celui qui se fait courser par une brigade de frelons en uniformes et qui trouvant refuge chez une bien belle allemande au blond pubis de velours comprendrait par une « nuit d’émeute et d’amour » qu’une autre révolution est alors pour lui en cours.

Ce pourrait être le rêve d’un Quichotte sans armure, celui en quête d’un verbe être sans avoine qui frissonnerait en rencontrant des mercenaires katangais perdus dans les sous-sols de la Sorbonne et il lui faudra alors admettre un jour que les moulins à vent sont des béquilles qu’un mendiant aveugle fait tournoyer dans le vide.

Ce pourrait être tout cela ce théâtre d’un seul, et ce ne serait déjà pas si mal et cela est oui et sans conteste mais ce JE écorché et à vif qui nous parle au présent de notre Jourd’hui se sait cinq décennies après le même et un autre que lui et voilà pourquoi il nous délivre un monologue à plusieurs voix dont un IL qui, de sa table de travail et avec sa lampe qui grésille ou éblouit c’est selon, écoute accompagne ou chicane ce que JE nous dit.

Et ces deux-là qui savent bien que tout existe sauf l’oubli savent aussi que la maison-mère du cerveau peut avec le temps faire trembler la mémoire ou affoler les images – « Les souvenirs se mettent à balbutier, on ânonne des pensées comme des branches mortes où s’accrocher » « J’essaye d’entrer le clou de mon âge dans ma pauvre tête molle mais comme dans les contes à dormir debout, l’acier se met à fondre comme sucre dans le café » – or, ce handicap, cette mémoire flottante, c’est une chance pour nous lecteurs, elle nous évite les lourdeurs d’une fresque historique en cinq actes et un Grenelle pour épiloguer, ouvrant à l’opposé notre imaginaire, lui donnant à lire une pièce intense où les mots s’abreuvent à ce qui fût de toujours la source du théâtre, de nos anciens grecs à Beckett : la poésie, y mêlant même quelques petits flocons d’encre empruntés à d’autres que lui, voix d’hier et d’aujourd’hui qui s’ajoutent à celles de JE et IL et composent une polyphonie rare et singulière qui en dit plus et autrement que bien des essais sur ce qui s’est passé.

Mais savait-il ce jeune homme fiévreux à peine sorti du cachot militaire où il enrageait, savait-il au Champ de Mars ou à l’Odéon qu’il écrirait un jour ce poème dramatique, bien sûr que non et plus sûr encore que oui : non car s’y frottant il lui faudra se rendre à l’évidence, la page reste blanche et rien ne vient ni ne peux venir quand « la foule est un poème composé de milliers de vers libres« , et pourtant oui, puisque c’est au cœur même de l’évènement, simple grain de sable d’une plage dépavée, anonyme apprenti d’une « foule de Rimbauds qui s’ignorent et envahissent les rues » qu’il perçoit que le Nord et l’Orient de sa vie sera le verbe, et de fait trois ans plus tard il publie son premier recueil : « Souvenirs de la maison des mots », prélude d’une existence dont le seul impératif catégorique sera désormais la poésie.

Joël Jouanneau

 

Extrait

Il
Calmes les mots ! Tranquilles les phrases ! Le monde ne supporte pas le poids du moindre poème. Rien que la nappe bien repassée d’une prose apaisée.

 (La lampe s’éteint dans un grésillement, comme si l’ampoule allait griller. Silence. Au bout de 5 secondes, Il la rallume.)

Je
un soir de barricades

Il
Quel soir ? Allez savoir.

Je
c’est mon corps tout entier qui s’engage
c’est ma main qui dépave la rue et empave les uniformes
c’est mon ventre qui se serre et ma bouche qui crie derrière un cache-col dérisoire
c’est mon sexe qui se recroqueville et mes genoux qui le protègent
c’est mon nez qui pique mes yeux qui brûlent
c’est ma tête qui se cherche 
je regarde autour de moi
je me vois partout
je ne suis nulle part
absence infiniment multipliée

Il
Majuscule dressée au milieu de la cohue
Sans-Culotte mettant bas la Bastille
Quarante-huitard au mitan du Printemps des Peuples,
Communard sur la défense de Montmartre,
Résistant dézinguant les trains.
Il se rêve comme eux tous en modèle des modèles.

Je
mimant des gestes d’ouvrier on travaille à la chaine
je passe des pavés de ma gauche vers ma droite
mains recevant, mains donnant
mains recevant, mains donnant
mains recevant, mains donnant

Il
Dans sa tête une chaine de mots construit une phrase pour l’heure imprononçable

Je
à chaque coin de rue des poètes s’étonnent
l’art est la rue
on s’amuse
on en bave
on s’amuse à en baver.
on ne fout pas le cirque
on est le cirque

Il
La ville est un poème que tout le monde connait par cœur.

Je
moi touriste toujours
solitaire dans l’élan solidaire

Il
A chaque salve lacrymogène une décharge adrénaline saisit les ombres révoltées. Les cris s’agrippent aux mannes du passé.