T’es beaucoup à te croire tout seul,
La passe du vent, 2000

  • Pages : 144
  • ISBN : 2-84562-022-5
  • Parution : 2000
  • Format : 14 x 21 cm

Extrait

 

Né au monde
le monde est en toi

puis ton corps s’ouvre
le monde s’échappe
un soupir
une plainte

tu te refermes tu es vide
ton regard
est hors de toi

seul et perdu
au milieu d’une plainte infinie
tu vois enfin le monde
le trop vaste monde

tu t’éveilles tu écoutes le bruit de la machine humaine
tic tac la ville te prend dans ses bras
une paire de ciseaux
t’arrache à la terre

le ciel s’ouvre comme une mâchoire
tu broies les nuages dans ton ascension
tu rêves de la terre

la ville ronronne
parfois la griffe d’une auto
à rebrousse-poil
ou un oiseau qui pleure

le lourd paquebot du silence
chavire au ralenti
pose son flanc sur l’oreiller corallin des hauts-fonds

le drapeau noir de la main flotte sur la nuit
une silhouette protège une autre silhouette
qui n’existe pas

la nuit tu te réveilles tu te crois seul
tu vois la vie qui va sans toi tu te crois sans abri
tu paniques et tu pries tu Prozac et tu cries
ça fait un boucan du tonnerre

car t’es beaucoup
beaucoup
à te croire tout seul

alors tu penses à tes études à tes amours à quelques rêves
tu sens que tout s’achève avant de commencer
tu ne sais plus à quel putain de Saint te vouer

tu sors tu ne vois que des yeux sans paupières
tu vois un homme il avance à tâtons
sa canne blanche et raide…
tu crois le monde devenu le Grand Aveugle Universel
et tu murmures
non

le vent ne blesse pas le temps il passe
sur le duvet de la durée
une invisible sensible caresse
offrant au souffle son ventre ses fesses
la chair du monde en est soulagée

tu voudrais bien être la main du vent
parcourir l’épiderme du monde
t’exténuer dans ta paume tendue
en craignant fort l’enfer du poing fermé

tu rentres il fait froid tu allumes la lampe jaune
tu vois que tu vis tu doutes tu écoutes
ce quelque chose qui respire en toi
ton ouïe ton souffle ta main sur ta poitrine tes narines
dilatées sous l’agression du thym le vent dans ta bouche – dans ces preuves tu reconnais
le chiffre de ta mort

tu le sais ce sera
le vent parti le ciel partout les étoiles effacées les nuages rouillés la lune oblongue et morte d’un réverbère la nuit saisie dans la gelée du temps
et pour finir le tableau du monde décroché

l’homme que tu es se tait
il a peur
il tète le vent d’est
il ouvre son couteau brise une branche sa main saigne
la douleur l’appelle à l’éphémère

tu te réfugies dans la forme du creux
tu ne puis nommer que le manque
on ne saurait te reconnaître à ta seule parole

tu ramasses quelques brindilles
un briquet
la nuit est la nuit tout à fait

dans l’obscurité tendue devant ton visage
comme un poudrier de suie
dans la suavité des aubes
les desserts de la nuit
dans les silences lourds et
pire
dans les mots
qui dégringolent comme des bûches
tu cries l’inversion des images

le Monde as-tu compris est un miroir
qui ne trompe pas les aveugles.