Souvenirs de la maison des mots, précédé de : Par manière de testament d’Aragon,
les Éditeurs français réunis, 1971

Extrait

Par manière de testament
Aragon

J’étais au plus mal avec la vie quand j’ai reçu les premiers vers d’un inconnu nommé Marc, ainsi qu’un évangile dans ce temps d’Apocalypse. Je n’ai pas su vraiment écrire alors ce chapeau, comme on dit étrangement, pour présenter à la lumière ces mots chargés de nuit. J’ai écrit simplement une lettre à ce jeune homme qui n’avait jamais rien publié, qu’il n’arrive pas sans répondant devant les yeux du lecteur. Une lettre pour m’en excuser. Pour m’excuser de mon malheur. De cette paralysie d’écrire, alors, qui ne m’est pas encore guérie il est vrai, maintenant que paraît Souvenirs de la maison des mots. Pourtant cette voix m’est devenue familière. Marc Delouze est un peu de ma vie, de ce qui fait qu’elle se poursuit. Tout de même, si je regarde en arrière, c’est pour lui que, pour la première fois, après ce juin de 1970, j’ai forcé cette main, qui tremble d’écrire, à mettre l’un près de l’autre des mots dérisoires. C’est de lui que j’aurai reçu, alors, ce bizarre désir de survivre, même si je n’en étais pas conscient…

            Voici cette voix neuve que j’écoute depuis lors grandir, s’affermir, triompher elle‑même : un premier livre, à mes yeux, demeure après cette longue vie, toujours une chose émouvante, une naissance de l’homme. J’ai chez moi une collection de premiers livres, que je ne prends pas dans mes mains sans une incertaine émotion: et par exemple, ce Han d’Islande qui n’a pas de signature, et que suit Bug‑Jargal Par l’auteur de Han d’Islande, car c’était pour lui mieux signer que de son nom ignoré, Victor Hugo… C’est à côté de lui que je rangerai Marc Delouze, ce Marc Delouze‑ci dont il faut apprendre le nom, comme d’autres fois on apprit Nerval ou Rimbaud. Ah, je vous en prie, ne dites pas que j’exagère ! N’entendez‑vous pas combien j’aime ces poèmes, et qui aime exagère‑t‑il jamais ?

            Quelque chose ici commence. Quelque chose dont je ne verrai point la fin. Mais que je me hâte de prédire, avec les dernières forces de mon âge.

 

 

*

 

Nous cherchons partout l’absolu
et nous ne trouvons que les choses

Novalis

 

 

Je suis poète par la force des choses
Par la force des mots notre main sur les choses
Par la force des liens qui m’unissent aux choses
Pour chaque chose un lien
Pour chaque mot une main
De multiples aspects revêt la paume et ses secrets
S’inscrivent en statues comme bouddhas énigmatiques
De théorique en théorique l’ongle a peine à tracer
La zébrure du temps qui passe

et me menace la fêlure des mots
comme la fragilité d’un papier consumé

Le 17 février 1970.

A Lionel Ray, que je ne connaissais pas encore