rue des martyrs,
Le bruit des autres, 2003

Extrait

            En cette année mil neuf cent quatre-vingts et quelques éclaboussures, du sang, du sang partout, du sang sur les érables du crépuscule où l’automne flambe tel un oiseau jeté contre les murs.

La mort, bien sûr.
Que faire avec ?
Comment faire sans ?

La mort ignore le sang quand elle fait son nid dans le cœur de ce qui meurt, c’est-à-dire dans un corps qui gonfle et enfle d’où le souffle ne parvient pas à s’échapper – une prison tapissée de tissus pourrissants qui nourrissent la mort comme la pluie nourrit la vase.

            Tandis que tu creuses de dérisoires galeries sous tes ultimes faiblesses, dans ma poitrine une brise nouvelle s’élève, un souffle nouveau m’anime, une incroyable bouffée de bonheur m’augmente, proportionnelle à la douleur qu’éprouvent mes entrailles devant tes souffrances et ton désespoir las.

Je me suis longtemps nourri de ta perte

(Gepetto devra mourir pour que sa création atteigne à l’irrémédiable vie humaine, sans doute est-ce la raison pour laquelle il fit si laide sa marionnette).

La tristesse à forte dose est un puissant somnifère. Je comble avec du sable et les cailloux de l’oubli le lit à sec de mes nuits : j’aimerais tant ce soir être vieux – et ne rien savoir de ce que je sais.

*

            Ce soir on aurait dit que devant ses yeux se dressait, invisible à tout autre qu’à lui-même

(du moins l’espérait-il de toutes ses dernières forces tout en sachant que cet effort était voué à l’échec)

un miroir piqué de postillons gras et de chiures de vieillesse dans lequel il découvrait un visage chargé d’une impuissante et sourde rancœur

et pire encore :

le corps sur lequel était fichée sa grosse tête de martyr se trouvait dans une position dans laquelle aucun être au monde ne supporterait l’idée qu’on le trouvât mort : assis sur la cuvette des chiottes.

A deux pas de l’autre monde, se tenait ainsi le corps du délit, le corps de mon père.

            Comment peut-on finir d’aussi laide manière, le corps baignant dans l’odeur des sécrétions qui dégoulinent le long des murs, coincé dans les géométries dont l’image se tord d’effroi au fond des yeux où le regard suppute le néant. Un ganglion de tendresse grossit, va éclater dans ma gorge, une gangrène d’amour qui bouffe cet espace vide qui entre nous s’était creusé sans qu’on n’y puisse rien, sinon gueuler, gueuler chacun de son côté sans rien comprendre.

En dépit de l’essoufflement des perspectives, je ne veux pas oublier, je veux parler, malgré la peur de ce regard oblique en moi comme un fer froid qui tranche dans mes ombres.