L’homme qui fermait les yeux sans baisser les paupières,
Le bruit des autres, 2002

Extrait

Les Représentants de la Classe Ouvrière se penchèrent sur mon cas par l’entremise d’Anna, une amie dont le visage de petite fille butée, affecté d’une grimace énigmatique qui tentait de se faire passer pour un sourire, naviguait dans les eaux grises d’une tristesse danubienne. Accrochée avec une volonté farouche au radeau savonné de ses certitudes, elle me confiait parfois ses interrogations (que je baptisais doutes, ce qui déclenchait dans l’amande asiatique de son œil une fureur sourde, un rictus hennissant et muet de cheval de bois) auxquelles elle apportait elle-même des réponses sans appel dans un français de fiancée (un jeune communiste français qui lui rendait visite régulièrement). Elle pataugeait obstinément dans les ornières de mes propres doutes, les interrogeant, les analysant, les déformant sous le martèlement d’une dialectique épuisante et nocturne.

Tu ne peux pas faire n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui susurrait sa voix douce et menaçante qui m’agaçait, qui m’amusait, que j’aimais,
Tu ne dois pas ignorer le contexte.

« Tu ne dois pas ignorer le contexte. »

Un soir je fis la connaissance de ce contexte. Il portait un nom, un visage, un pouvoir. Emblème à moustaches et bedaine magyares, on le nommait L’Eminence Grise. Autour de son nom flottait, tel un parfum de femme mûre revenue de bien des choses (et, partant, prête à tout), une odeur de sainteté démocratique et culturelle parvenue jusqu’aux narines occidentales, surtout celles des Communistes, encore rouges et douloureuses d’avoir tant humé la mort sans oser la nommer. Anna aimait L’Eminence Grise plus que son propre père (un Haut Dignitaire de la Plume à la redoutable notoriété). L’Eminence Grise, qui était aussi son oncle, aimait Anna plus que sa propre fille (en avait-il une ?).

Mon oncle aimerait te rencontrer, parler avec toi, t’expliquer…

Une auto attend devant le 16 de la rue Maros. Sa peau de cétacé luit sous le halo jaune pâle qu’exhale le hall désert. Ils sont montés, Anna et lui, dans la limousine d’un autre monde. Sous leurs fesses les coussins de velours marron libèrent des flatulences qui puent le renfermé, le tabac froid, la vieillesse, l’impasse où nul n’habite. Le chauffeur est muet. L’auto se met en mouvement, déchirant le tissu de la bruine, traçant un sillage de contrebande à travers la ville gorgée de nuit. (Les soirs d’hiver à Budapest sont hantés par les relents d’une guerre froide. La terre est une immense flaque d’eau sale au fond de laquelle des lémuriens translucides glissent précautionneusement sur le cuir huileux des trottoirs. On respire des nébuleuses de poussière humide. Les rares passants, imprégnés de frissons comme de vieilles éponges oubliées au fond d’une cuvette à l’émail ébréché où des couverts en maillechort moisissent, serrent les dents et retiennent la buée des mots dans le secret de leur intimité comme des oisillons morts au creux de leurs poings fermés.) Au large de la place Kossuth, apparaît l’iceberg sombre du Parlement. Glissant sur ses flotteurs de caoutchouc dans un bruit de limace écrasée la voiture accoste au bas d’un escalier monumental qui semble s’enfoncer dans la houle figée des pavés. Un policier monte une garde dérisoire en haut de l’escalier de pierre. Ils gravissent les degrés comme s’ils rendaient visite à un parent dans un vaste appartement du boulevard Lénine où des tentures flasques pendouillent comme les organes d’un vieillard à l’agonie. Un second policier les entraîne le long d’interminables couloirs grimés de boiseries sombres à peine éclairés par les globes énucléés de lampadaires tendant leurs maigres avant-bras d’aveugles vers les visiteurs anonymes. La bouche sèche d’une épaisse porte de bois les aspire. Ils pénètrent dans une pièce aux murs parcourus de rayonnages qui ploient sous des charges de papier comme les étagères d’une librairie d’occasions. La barge d’un large bureau croule sous des alluvions de dossiers d’où dégouline la bave séchée de milliers de feuilles de papier écornées, des cendriers où des terrils de mégots vivent une vie mystérieuse de termitières froides, des cadres qui exhibent l’uniforme grisâtre de leurs dos en carton bouilli qui doivent exposer sur leur face cachée des photos de famille (parmi elles, il y a certainement le portrait en noir et blanc d’Anna), des stylos-billes, des crayons aux ongles noirs et rongés. De cette barricade de fouillis émerge une main large et bouffie qui leur commande de s’asseoir dans un geste paternel, pesant, indiscutable, une main que les plus éclairés des aveugles, à l’Ouest, serrent avec la reconnaissance et le respect dus à une Haute Autorité Morale. Cette main appartient à un homme dont la poitrine semble émerger des sables mouvants de ce capharnaüm et dont la tête a la rondeur et la pilosité d’un penseur paysan roulant des syllabes définitives entre les pages d’un roman réaliste.

Une boîte à contexte, se dit-il.