Des poètes aux Parvis, Anthologie poétique,
La passe du vent, 2007

Extrait

La préface de Henri Meschonnic

Plus le poème est singulier, plus il est pluriel

 

Marc Delouze dit que « la poésie se porte bien dans un monde qui se porte mal », mais il évoque aussi le « refus de l’ordre établi ». Et il fait de ce refus même « un geste essentiellement poétique qu’il faut respecter, n’en déplaise à la mode ». Je crois aussi, tant pis, on n’y peut rien, que la pensée, et la poésie, ont une condition essentiellement et historiquement conflictuelle. Et il me semble encore que ce refus, pour atteindre au poème, doit aller bien au-delà de la participation ou non à des manifestations publiques. Oui, je me demande si parfois ce qu’on prend pour de la santé n’est pas une maladie qui s’ignore. Dans la poésie aussi.

Il y a une asocialité de la poésie.

Et la poésie est toujours prise dans cette contradiction, dans cet imprévisible, que ce qu’on prend pour une poésie qui se porte bien peut-être ne va pas bien du tout, les apparences sont si trompeuses, sinon que c’est sans doute ce refus, cette tension entre les modes et le refus des modes qui fait la vie de la poésie, des poèmes et des poètes.

Autrement dit, il y a, il y a toujours eu et il y aura toujours et partout autant du poétiquement correct que du politiquement correct. Et le travail de la poésie, pas de la poésie passée mais de la poésie à faire, est d’être contre. D’être dehors. Et c’est pourquoi le contemporain est toujours un mauvais moment à passer, en même temps qu’il est le seul instant à vivre : nous sommes là.

Oui, la poésie à faire a pour ennemie la poésie déjà faite, la poésie installée, celle des Assis de Rimbaud. Et la poésie est l’opposé du maintien de l’ordre.

Curieux comme ces vérités premières dérangent. Dérangent qui ? Les Assis. Ceux qui sont assis sur la poésie.

Marc Delouze donne la poésie à entendre. En effet, la poésie est davantage une écoute que du spectacle, au sens de ce qui se donne à voir. Ou plutôt on pourrait dire que la poésie est ce qui donne à voir dans et à travers l’écoute. Et même elle suppose, elle impose une écoute de l’écoute, pour arriver à entendre tout ce qu’on ne sait pas qu’on entend.

Autrement dit, contrairement à Claudel qui avait eu cette trouvaille, que l’œil écoute, je dirais qu’avec la poésie, mais seulement avec la poésie, et c’est ce qui fait son pouvoir de prophétie, c’est l’oreille qui voit.

Je reconnais que ce n’est pas évident, et que cette confusion des sens pourrait passer pour une confusion des idées. En fait, il s’agit de ce que Rémy de Gourmont appelait de la dissociation d’idées.

Où il ne faudrait pas croire que la poésie s’oppose à sa mise en voix, en corps, en scène. Au contraire. Elle est déjà, quand elle est vraiment poésie, du corps en voix, tout comme le théâtre peut se voir comme la réalisation de la théâtralité de la voix.

En ce sens, les imitations de la poésie sont à la poésie ce que l’agitation est au mouvement, ou la pose à une attitude naturelle.

Alors la poésie dans la rue, dans la ville, c’est comme le poème dans le langage ordinaire. Pas besoin de faire le beau. La poésie va à ceux qui sont, comme on dit, des forces de la nature. Et j’ai aimé que Marc Delouze cite en premier Bernard Noël et Serge Pey.

Et qu’il refuse que la poésie aille vers les gens comme les intellectuels allaient au peuple. Pour se mettre à leur portée. Où je verrais ce qu’André Breton appelait le signe descendant. Ce qui volatilise l’opposition entre une poésie dite facile et une poésie dite difficile. L’éthique du poème est toujours difficile, parce qu’elle met en crise les idées reçues concernant ce que c’est que comprendre, ce que c’est que le sens. Elle est difficile au sens où il faut être difficile sur le choix de ceux avec qui on peut rire.

Et l’oral n’est pas le sonore, qui n’est que du bruit, c’est l’intime extérieur qui se donne à entendre. C’est pourquoi il faut entendre les poètes eux-mêmes, et pas des comédiens qui sont tentés de théâtraliser.

Et nous sommes accordés à la poésie, si nous entendons, comme le dit aussi Marc Delouze, le document qu’accomplit chaque lecture d’un poète, un document sur sa tête et sur ses tripes, ce qui relègue à l’esthétisme vieux jeu l’idée qu’il y en a qui lisent bien et d’autres qui lisent mal. Non : ils se lisent. Ils se livrent. Tels qu’en eux-mêmes leur lecture les montre.

Oui, il y a la diversité. Qui n’est pas à confondre avec le simili. Il est vrai qu’il y en a pour qui la poésie est du ludique, d’autres pour qui c’est tout sauf un jeu. Cela dit, pour moi, la poésie n’est pas un jeu de société avec le langage, genre scrabble ou mots croisés, du faire joujou. Ce qui n’interdit aucunement l’humour. Je dirais même au contraire. Par rapport à ceux qui se prennent au sérieux. Là il y a un mystère : Queneau est drôle, ceux qui font du Queneau fabriquent de quoi s’endormir en parlant. C’est sans doute  parce que la poésie, ils l’ont dans le dos. Au lieu de l’avoir en avant.

Alors, oui, c’est la fête. Qui n’est pas à confondre avec le commémorationisme, tourné vers le passé. Ni avec le regard en arrière, qui transforme le poète, comme la femme de Loth, en statue de sel. La fête où on s’invente. Et c’est dans ces moments-là, pour reprendre une expression de Marc Delouze que j’aime, qu’on est nombreux à se croire tout seuls. Et même, à mesure qu’on vit poème, on est chacun de plus en plus nombreux.

Henri Meschonnic